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Larker Boyett laisse ses mains courir sur le volant de la Cadillac Sedan de Villa Rosa qu’il conduit lentement au ras du trottoir. Il prend son temps, il sait qu’il est beau et que les femmes le regardent du coin de l’œil. Il porte un tee-shirt coupé au ras des épaules qui met en valeur ses bras musclés. Il sourit. Il a un très beau sourire d’éternel étudiant et des cheveux blonds frisés, drus. Les filles lui trouvent un air de ressemblance avec Richard Gere, mais ça l’ennuie parce qu’il n’aime pas cet acteur.

Il a un besoin compulsif de cette petite mascarade à laquelle il se livre de plus en plus souvent. La décapotable, le tee-shirt… il ne lui faut rien de plus pour accrocher le regard des femmes. Les jeunes, les vieilles, il n’existe plus que par leurs yeux, le temps qu’elles s’imaginent contempler un homme comme on n’en voit guère qu’au cinéma. Une bête de sexe, le partenaire idéal, celui qu’on rêve d’exhiber à son bras pour rendre les copines vertes de jalousie. L’illusion dure jusqu’au moment où Boyett doit descendre de son véhicule, ouvrir la portière et sortir le fauteuil roulant en alliage ultraléger déposé sur la banquette arrière. Alors le moignon de sa jambe droite apparaît au grand jour. La cuisse amputée à 15 centimètres au-dessus du genou, et que le short laisse à nu. Il tient à ce que sa mutilation soit visible, cela fait partie de sa stratégie. Il n’a jamais été un infirme honteux, loin de là. Il brandit ses blessures comme un drapeau.

Le fauteuil déplié, il s’y glisse, attrape la pile de brochures dans la boîte à gants, et se propulse sur l’allée gravillonnée qui conduit à la porte d’entrée de la villa par laquelle il a choisi de commencer sa tournée. Il sait qu’on le regarde à travers la baie vitrée. La mère, les gosses. Encore une fois, il prend son temps. Il veut que la femme pense : « Quelle pitié ! Un si bel homme… » Il veut qu’elle prenne conscience du gâchis qu’est devenue sa vie. Cela lui épargnera les longs discours. S’il était moche, on se contenterait de le prendre en pitié, mais il a toujours fasciné les femmes… Du moins, il les fascinait avant l’accident, car depuis qu’il a perdu sa jambe il a cessé d’avoir des rapports sexuels. Il est devenu impuissant.

— C’est dans votre tête, lui ont dit les médecins, il n’y a aucune lésion organique ou nerveuse qui puisse justifier cette défaillance. Votre blessure n’a pas touché la zone génitale. En fait, votre apparence physique actuelle vous fait horreur, et vous refusez de l’imposer à une partenaire. Pour éviter de vous retrouver au lit avec une femme, votre inconscient vous met dans l’incapacité d’assurer la moindre performance sexuelle. De cette manière, la confrontation ne peut pas avoir lieu. Il vous faut dépasser ce blocage.

Ils ont voulu qu’il entame une analyse, mais Boyett sait que ces foutaises ne l’amèneront nulle part. Il doit régler le problème à sa façon, comme il l’a toujours fait depuis qu’il a quitté la maison de ses parents pour fonder sa propre entreprise, à 15 ans. Il en a 33 aujourd’hui, il est trop vieux pour changer ses habitudes.

La porte à moustiquaire s’ouvre, la mère des enfants s’avance, indécise. Elle est rousse, avec un short très court. Elle a les cuisses fortes. Pas jolie, pas laide, banale. Elle s’applique un peu trop à ne regarder que le visage de Boyett, ce qui lui donne un air un peu halluciné.

— Je vous rassure tout de suite, madame, s’empresse, de lancer Larker, je ne vends rien et je ne collecte pas de fonds. J’ai vu que vous aviez des enfants, et j’ai pensé qu’il était de mon devoir de vous informer au plus vite afin qu’il ne leur arrive pas ce qui m’est arrivé. Avez-vous entendu parler de l’EAC ?

— Non, balbutie-t-elle.

Larker la sent désorientée, inquiète. Il n’a pas l’intention de lui dire que l’acronyme EAC (Eated Alive Club) cache en fait le Club des Dévorés Vifs, qu’il a fondé et dont il est le président.

— Nous sommes une association d’infirmes, explique-t-il de sa voix bien timbrée qui faisait jadis merveille dans les conseils d’administration. Une association qui regroupe les personnes ayant subi une attaque de requin sur le littoral des Keys. Avant, j’étais à la tête d’une chaîne de magasins de mode masculine, j’ai eu la mauvaise idée de venir en vacances ici, à Key West. J’ai été attaqué par un requin tigre alors que je nageais dans moins d’un mètre d’eau. Il m’a arraché la jambe en un seul passage. Ma vie a été brisée. Des dizaines d’attaques semblables ont lieu chaque année, mais la presse n’en parle jamais. À cause du tourisme, on la bâillonne. Savez-vous par exemple que les requins sont capables de s’acclimater à l’eau douce et qu’ils remontent facilement les égouts, les canaux ? On en a trouvés dans certaines tranchées d’irrigation, là où personne ne s’attendait à les voir surgir. Contrairement à ce qu’on s’imagine, ils peuvent nager dans très peu d’eau, moins de 50 centimètres, ce qui leur permet de se faufiler partout.

Il parle avec conviction et chaleur, mais en prenant soin de ne pas s’emballer car il ne faut pas que sa haine devienne apparente. La femme regarde à la dérobée son moignon.

— La Floride détient le palmarès mondial des attaques de requins, affirme-t-il. Cette brochure vous donnera tous les chiffres nécessaires. Les squales, principalement des bulldogs, se faufilent dans les égouts de Miami, attirés par les charognes et les rats ; ils ont déjà dévoré plusieurs employés des travaux publics. On en a découverts dans les Glades, mais aussi dans les rivières. Des enfants qui pataugeaient à l’intérieur des terres, à 20 kilomètres du front de mer, ont été attaqués par un bullshark, ils sont morts des suites de leurs blessures. La puissance musculaire des squales leur permet de nager à contre-courant et, comme je vous le disais tout à l’heure, ils s’acclimatent très bien à l’eau douce.

— Je ne savais pas, bégaie la jeune femme.

— Moi non plus, dit Boyett. Avant de perdre ma jambe, je ne m’intéressais pas à ce genre de chose. Je pensais que tout ça n’arrivait qu’au cinéma.

— Que faut-il faire ?

— Écrire à la municipalité, exprimer vos inquiétudes, et nous apporter votre appui. L’EAC milite pour l’assainissement des côtes de Floride. Nous voulons que les requins soient déclarés hors la loi lorsqu’ils nagent à moins de 3 kilomètres des plages des Keys. Nous exigeons leur extermination préventive pour les empêcher de pulluler. Ce sont des monstres, des bêtes stupides, sans intelligence et sans le moindre sentiment. Leurs petits se dévorent entre eux, dans le ventre de leur mère avant même d’être nés, c’est tout dire ! On n’a jamais pu les dresser. Ce sont des prédateurs venus de la nuit des temps, des survivants directs de l’ère des dinosaures.

Il se tait. Il sent qu’il a trop parlé, et avec véhémence. Il sourit, ajoutant juste ce qu’il faut de tristesse à sa mimique pour faire fondre la jeune maman.

« Allez ! pense-t-il, fais-en provision, ma poulette, c’est pas souvent qu’un beau gars dans mon genre a dû te couler des œillades pareilles. »

— Est-ce… est-il possible de vous aider ? murmure la vacancière. Peut-on vous faire des… dons ?

— Non, je vous remercie, madame, fait Larker Boyett en manœuvrant son fauteuil pour prendre congé. Nous ne faisons pas partie de ces associations qui prennent prétexte de leur malheur pour ponctionner les citoyens. Nous nous autofinançons. Notre mission consiste à pousser un cri d’alarme et à faire que l’écho de ce cri retentisse aussi loin que possible.

Avant de lui tourner le dos, il ajoute :

— Vous avez de beaux enfants, ce serait dommage qu’un requin leur fasse ce que mes compagnons et moi-même avons subi.

Un dernier sourire et il s’en va.

Emballée, la nana ! Il a été bon, il le sent. Il a toujours beaucoup d’impact sur les femmes. Avec les hommes, il la joue sur un autre ton. Le style : « Vous croyez que c’est facile de vous mettre au lit avec une fille quand on est comme moi ? » Mais ça marche moins bien, justement parce que les mecs le trouvent trop beau et qu’ils ont un réflexe instinctif de jalousie. Boyett sait très bien qu’au plus profond d’eux-mêmes, ils ne peuvent s’empêcher de penser : « Bien fait pour ta gueule, bellâtre, comme ça tu ne baiseras plus nos femmes ! » C’est pour cette raison qu’il s’arrange pour n’avoir affaire qu’aux épouses, aux divorcées, aux mères célibataires. Dans la brochure, il a reproduit plusieurs photos détaillant des morsures de requin. Des clichés atroces. Tout est réel, il ne truque rien, ni les images ni les chiffres. Il a aussi inséré plusieurs témoignages, dont le sien, qui exposent les circonstances d’une attaque ayant eu lieu dans un endroit réputé tranquille, lorsque le nageur s’y attendait le moins.

Ça s’est passé comme ça en ce qui le concerne. Il en rêve presque chaque nuit. Il nage dans une eau d’un bleu de carte postale, et soudain il éprouve un choc brutal à la jambe. Pas de souffrance, non, un choc, c’est tout, comme s’il avait été heurté par une voiture. Alors, tout à coup, la mer devient rouge autour de lui, et il réalise qu’il nage dans son propre sang. Il voudrait vérifier qu’il est encore entier, mais le sang opacifie l’eau. Un bras se referme sur son cou, on le tire vers le rivage. Ce doit être Plankett, son associé. Un type assez quelconque, à qui il abandonne les filles dont il s’est lassé. (Mais Plankett est riche, c’est grâce à ses capitaux que Boyett a pu ouvrir la chaîne de boutiques et…)

Brusquement la souffrance le submerge et il sent… il sent qu’il lui manque quelque chose… qu’un morceau de lui n’est plus là. Il le sait immédiatement, au contraire de tout ce que racontent les blessés de guerre sur l’effet « fantôme » des membres amputés. On le traîne sur le sable. Il entend Plankett hurler : « Un garrot ! Merde ! Passez-moi quelque chose pour lui faire un garrot, vous ne voyez pas qu’il est en train de se vider ? »

Les deux filles – des top-models de Los Angeles levées chez Sloppy Joe – se sont mises à pousser des cris suraigus. Plus tard, Plankett lui dira qu’en guise de garrot il a utilisé le soutien-gorge de l’une des pétasses et que cette initiative a déclenché un scandale terrible parce qu’il s’agissait d’un prototype destiné à un défilé de mode.

Dans l’ambulance, Boyett reste conscient, en dépit de la perte sanguine importante. Une image le hante : le requin qui fiche le camp sous les flots, sa jambe en travers de la gueule. Une image de bande dessinée. Les infirmiers essaient de le nettoyer car il est gluant et rouge de la tête aux pieds… (pardon : de la tête au pied !) Il sait déjà que sa vie est foutue, et ce con de Plankett qui lui parle de greffe, de prothèse électronique, et qui ponctue son discours de « et ça se voit à peine, tu sais, une fois qu’on a appris à marcher avec… ».

Boyett sent que son associé jubile intérieurement. Cette fois c’en est fini du trop beau mec qui lui faisait de l’ombre et lui abandonnait ses laissés pour-compte !

Boyett a un goût de sel dans la bouche, celui de son sang et celui de l’eau de mer. Il se jure d’entreprendre un régime désodé s’il survit à sa blessure. Mais a-t-il vraiment envie d’y survivre ?

Après… Après il ne sait plus car on l’a anesthésié pour l’expédier en chirurgie.

 

Il revit la scène très souvent, en rêve, et se réveille en battant des bras, une douleur fulgurante irradiant dans son moignon. Contrairement aux mutilés du Viêt-Nam, il n’a jamais eu l’impression que sa jambe était toujours là. Jamais il n’a eu envie de la gratter. Non, il a toujours éprouvé un vide terrible, un manque. Il lui semble parfois que les choses auraient peut-être été moins pénibles s’il avait effectivement bénéficié de cette illusion de membre fantôme dont on parle tant. Cela aurait pu l’aider à supporter une prothèse, à y voir un nouveau membre ?

Après l’accident, il a tout perdu, les amis, les filles… Un infirme, ce n’est pas réjouissant, et guère valorisant à exhiber en société. Dans le milieu qu’il fréquentait, on ne tolérait pas la moindre disgrâce physique, et il suffisait d’une simple verrue pour être mis au ban. On ne s’occupe pas de mode avec une jambe en moins, ça la fout mal. Aller aux défilés en fauteuil roulant ? Très peu pour lui. Et puis personne n’a envie d’être habillé par un éclopé. Plankett lui a racheté ses parts et continue à lui verser des royalties sur certains brevets qu’il a déposés. Il a également touché un beau paquet en provenance de l’assurance souscrite lorsqu’il était cover boy (une assurance qu’il était d’ailleurs sur le point de résilier !). Une prime d’un million de dollars en cas de perte définitive d’un membre… Ça lui a permis de voir venir, de réinvestir ses capitaux dans d’autres activités, et de mettre sur pied le Club des Dévorés Vifs, la seule chose qui l’intéresse encore aujourd’hui. La seule chose qui le maintienne vivant et l’empêche de se tirer une balle dans la bouche.

 

*

 

Il s’est réinstallé au volant. La Sedan roule doucement entre les massifs de poivriers sauvages et les pins d’Australie. Le fauteuil plié sur la banquette arrière, il a repris son apparence d’homme normal. Les femmes lui sourient. Elles ont, en l’apercevant, une sorte d’étincelle avide au fond des yeux. Une lumière qu’il connaît bien, qui lui fait chaud.

Il se donne l’illusion d’être encore normal. D’être encore entier. Le feu de la haine lui acidifie l’estomac. Il se vengera, ce n’est plus qu’une question de temps, et ce n’est pas cette petite conne de Peggy Meetchum qui lui mettra les bâtons dans les roues. Il y veillera.

D’ailleurs, ses gars et lui n’ont plus grand-chose à perdre.

Baignade accompagnée
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